Le projet

Présentation du projet 

L’externalisation de l’expertise dans des agences de notation en fait aujourd’hui un mode de gouvernance spécifique au sein des politiques publiques et des entreprises (Feher). Ce projet mise sur l’association d’artistes et de chercheurs dans le but d’enquêter et de fabriquer des outils alternatifs pour interroger nos divers comportements évaluatifs : leurs mutations formelles, leur inscription dans des formes spécifiques d’économie. Il propose une recherche en émergence sur des objets, pratiques et usages dans le but de mesurer l’agentivité d’une critique de l’évaluation au moyen d’un dispositif de recherche-création.

Le projet se constitue autour des activités de l’Agence de notation, un dispositif d’enquêtes évaluatives alternatives, menées auprès d’institutions publiques ou privées. Ce dispositif tire son énergie et son intérêt du fait qu’il entre en résonance avec un syndrome bien contemporain, propre à toute société dont la dynamique repose sur le principe de la mise en concurrence : l’accroissement sensible du marché de l’évaluation, son extension à des zones inattendues, la grande variété des pratiques évaluatives auxquelles n’importe quel citoyen se trouve soumis ou invité à devenir l’acteur et le promoteur.

Cependant, et ce point a été un élément déterminant pour l’élaboration de ce dispositif et l’orientation des enquêtes qu’il peut amorcer, dans nos démocraties tout le monde n’est pas exposé pareillement à l’évaluation : certains jouent leur carrière sur des notes qu’ils reçoivent continuellement, d’autres ne sont jamais notés ou rarement, et les notes qu’on leur met n’ont que peu d’effet sur leur devenir. L’évaluation-notation est donc non seulement un élément du système de valorisation, mais aussi un indicateur de la manière dont peuvent se mettre en place divers régimes d’inégalité.

Le protocole d’”Agence de Notation” ne consiste ni à introduire dans les galeries, les musées, les lieux de poésie, des fictions d’évaluations telles qu’elles se mènent dans la vie sociale, comme des bilans annuels de performances ou des entretiens d’embauches, en les parodiant ou en les scénarisant, ni à essayer d’esthétiser ou d’artifier la réalité des pratiques évaluatives existantes sur leurs terrains propres. Son ambition spécifique vise plutôt à exploiter des pulsions voire des “compétences” notationnelles et évaluatives devenues monnaie courante afin de traquer et d’investir des espaces protégés de l’évaluation, des zones d’ombres qu’aucune note n’éclaire. L’Agence se donne pour fonction d’évaluer uniquement ce qui ne fait pas déjà l’objet d’une expertise évaluatrice instituée : zones d’ignorance, d’indifférence ou d’intouchabilité, points aveugles dans l’image qu’une institution se donne d’elle-même. Ce faisant, l’Agence invente des manières nouvelles d’occuper les espaces institutionnels, d’investiguer et de produire des documents ad hoc à partir desquels une notation pourra se faire, de solliciter et d’encadrer des évaluateurs et enfin de rendre publique son évaluation.

Elle répond à des commandes institutionnelles. La forme de ses interventions, le statut logique très ambivalent de son discours, lui permettent de produire une critique construite sur différents registres : soit en tant que représentation, retournant le spectacle en instrument d’une critique directe des mécanismes psychologiques et sociaux à l’œuvre dans les processus de notation, soit comme instrument d’analyse institutionnelle capable de re-sensibiliser les acteurs d’une institution à certains aspects de son fonctionnement négligés car non représentatifs des valeurs dominantes.

Une notation repose sur la constitution de documents. Les zones aveugles se caractérisent d’abord en ce qu’elles ne sont pas ou peu documentées ou que leur documentation pose problème. La première forme d’action de l’agence consiste donc à négocier ses interventions et les formes d’enregistrement exploitées pour la notation : photographies, dessins, vidéos, prises de notes, captation d’entretiens effectués par les artistes et chercheurs membres de l’Agence, par les étudiants ou les évaluateurs eux-mêmes. Documents et traces des négociations font partie des pièces susceptibles d’enrichir l’évaluation. L’Agence cherche à faire la transparence non seulement sur le protocole d’évaluation, mais aussi sur les conditions selon lesquelles on peut rendre évaluable ou non tel ou tel aspect d’un fonctionnement social. L’Agence occupe une position spécifique de participation observante qui en fait un terrain d’observation interne de processus d’évaluation et de conflits de valeur dont les traces seront documentées durant l’année 2 et traitées l’année 3.

Comme l’Agence n’évalue rien qui soit déjà l’objet d’une expertise évaluatrice instituée, elle ne réunit pas ses évaluateurs en fonction de leur savoir académique. Ce qui constitue la valeur de leur jugement, outre l’externalité radicale du vocabulaire dans lequel ils le déploient, est le spectacle qu’ils offrent de l’élaboration de critères neufs d’appréciation, la manière dont ils en défendent la pertinence, font émerger des formes de calculs d’intérêts et de rationalités évaluatrices différentes de celles qui sont gouvernées par des modèles financiers et managériaux.

Du fait même qu’elles se définissent à partir d’un concept vague, celui de « culture », les institutions culturelles sont fondamentalement soumises à une incertitude évaluative et à une contestation de leurs valeurs telle qu’on y trouve une exposition des conflits de valeur ou d’évaluation plus nette qu’ailleurs. Après avoir mené en 2019 une enquête sur le Centre Pompidou et ses publics (evalge.hypotheses.org/Extra!), la deuxième phase du projet prévoit d’investir d’autres centres culturels, comme le Palazzo Ducale Fondazione per la cultura à Gênes, le Centre culturel international de Cerisy, et plus particulièrement les bibliothèques, pour y évaluer la façon dont les publics et les lecteurs s’y approprient la notion de culture. La bibliothèque muséale ou universitaire étant considérée comme un haut lieu de savoir, matérialisé dans les objets de lecture et les livres en ce qu’ils constituent un aspect fortement valorisé de la « culture », il s’agira d’en questionner les valeurs et d’en mesurer les effets et l’ancrage réel.

Pour que l’évaluation puisse être envisagée comme constructive, et non seulement agitée comme une sanction ex post, il faut la resituer dans une dimension expérientielle, ce que les pratiques artistiques permettent plus finement que les disciplines scientifiques prévalant à l’université. Il importe de tenir compte de tout ce qui la constitue d’un point de vue pragmatique en l’envisageant dans tous les moments d’interaction entre les protagonistes impliqués dans les expériences collectives observées (Dewey). C’est ce que se proposent de faire les artistes et chercheurs associés à ce projet en confrontant leurs outils, leurs méthodes et leurs formes d’expression autour d’un enjeu commun, en inventant des technologies intellectuelles permettant une expérimentation réelle de certains problèmes publics restés jusqu’alors sans formulation ni représentation.

À partir des matériaux rassemblés, il s’agit d’inventer un dispositif de traitement qui permette une redescription, une reformulation et une nouvelle représentation du problème exploré, instituant (désinstituant/réinstituant) ainsi de nouveaux usages. De tels dispositifs prennent appui sur des situations et des normes d’évaluation existantes pour imaginer d’autres formes d’évaluation, d’autres systèmes de notation, y mettre en évidence ou en détourner les jeux de langage, en déplacer le sens, les court-circuiter et en inventer de nouveaux en vue d’expérimenter d’autres formes de socialité à même de trouver des solutions inédites aux problèmes publics que soulève l’évaluation.

*Une première version de l’Agence de notation a été présentée par Christophe Hanna en 2018 au Festival PAN! de Limoges.

L'Agence de Notation comme dispositif artistique

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